Pourquoi du théâtre en prison

© Gérard Gallego et Jérôme Spick, février 2003

Depuis 1993, j'ai réalisé 48 projets auprès de publics en difficulté, en errance, bénéficiaires du RMI, détenus...

De ces expériences diverses de pratique théâtrale dans des lieux en marge des institutions culturelles résulte une évidence aveuglante : l'accès à la culture est l'un des éléments fondateurs de la vie en communauté, de la cohésion sociale. Les statistiques sur la population carcérale sont  implacables à ce sujet : la grande majorité des détenus sont issus de milieux sociaux et culturels défavorisés.

Dans ces conditions, démocratiser l’accès à la culture est au centre de notre réflexion et de notre action à Instant Présent. Ce qui ne veut pas dire accès de personnes prétendument sans culture à une "culture officielle" dont ils en ignorent jusqu'à l'existence du mot qui la désigne... Pour nous, la culture est d'abord le sentiment qu'on a quelque chose de personnel à exprimer qui va prendre sens et valeur personnelle pour les autres. La base de la culture, c'est un sentiment de vérité partagé.

La culture ainsi comprise peut alors être un levier personnel fort, favorisant un vrai retour dans la société des personnes incarcérées. En prison plus encore qu'ailleurs, trop de personnes ont le sentiment de ne rien pouvoir faire et dire auxquels les autres accorderont sincèrement de la valeur. Ils en tirent un sentiment de dévalorisation et de révolte, souvent contenu. Leur créativité se cantonne alors à des domaines "non-culturels", comme la débrouille... ou à ce que l'on appelle à tort de l'anti-culture, comme la création d'un contre-langage. Heureusement, la créativité du langage vient souvent des milieux défavorisés qui inventent des mots pour s'exprimer, créer de la vie, contester, tourner en dérision... Chaque année, "l'anti-culture" rentre un peu plus dans le dictionnaire.

Comment, en sortant de prison, chercher un travail, s'adapter à la vie sociale, si l'on ne s'accorde pas soi-même une chance d'être reconnu des autres ?

Notre projet n'est pas de mener un atelier thérapeutique ou occupationnel. Il est de leur offrir une forme artistique qui leur donnera, grâce au théâtre, une chance d'être pleinement reconnu en tant que personnes. Depuis dix ans, notre expérience nous montre que dès lors qu'une forme prend sens pour les participants, acteurs et spectateurs se prennent au jeu et font l'expérience d'avoir quelque chose de fort à offrir ou à partager. Les personnes incarcérées sont chargées de tout un vécu qui aspire à s'exprimer. En prison, leur créativité s'exerce à fuir le poids de leur
quotidien, de leur solitude.

La prison n'est pas qu'une "privation de liberté", elle est une expérience sociale très concrète dont il n'est pas du tout évident qu'elle prépare à prendre une meilleure place dans la société. La peine n'est pas seulement symbolique, elle est très concrète. Pour les personnes qui ne connaissent l'univers carcéral que de l'extérieur, dix années de privation de liberté sont une abstraction qui se résume à imaginer une cellule dont on ne connaît généralement pas la dimension... les multiples dimensions : humaines, médicales, économiques...

Pour nous, il est fondamental que la prison ne soit pas uniquement vécue par les détenus comme une sanction sociale, une privation de vie, dont ils se sentiraient seulement victimes, mais qu'elle puisse être vécue aussi comme une expérience de possibilités, d'ouvertures nouvelles, une "chance de quelque chose". Peut-être une chance d'être accepté par les autres en l'ayant vécu au moins une fois dans leur vie. D'où l'importance du partage et de l'échange entre les participants au projet artistique et les autres détenus spectateurs.

Un participant à notre spectacle de 1998 à Fresnes disait : "Chacun de nous a une valeur, même si ces valeurs ne sont pas bien placées haut, et c'est ça qui est important." Le théâtre permet de dépasser son propre cas, on ne parle pas que pour soi mais aussi pour "les autres."

La culture fait que l'on ressent cela, que l'on y met des mots, que quelque chose de notre expérience intime passe là en représentation par le partage d'émotions multiples. L'idée de tous nos projets artistiques en prison est de mettre en valeur les détenus à partir de leur parole, de la façon dont ils la font vivre, d'y donner du sens tout en favorisant la compréhension de "l'autre".

Dans cet esprit, une pratique culturelle en prison n'est pas un simple objet de consommation, une distraction occupationnelle, mais un projet artistique ambitieux. Les artistes en prison sont des déclencheurs et des passeurs. Déclencheurs de dynamiques individuelles et collectives, passeurs d'espoirs mais aussi de relais, car pour prendre un chemin difficile, auquel on n'était pas préparé, il est important d'être encouragé et accompagné dans la durée.

C'est pourquoi nos projets se font en étroite collaboration avec les services sociaux, chargés entre autres du suivi et de l'insertion des personnes avant leur jugement et après leur condamnation. D'autres associations, de parrainage notamment, dont la vocation est de jouer ce rôle de relais, peuvent être impliquées afin que ce travail participe aux efforts de lien social dans lesquels je me suis investi avec des travailleurs sociaux, journalistes, artistes et formateurs depuis 1993.

Pour nous, le théâtre en prison jette des ponts entre les multiples différences : l'espace, le temps, les barrières sociales qui séparent les hommes... Il peut créer un partage unique de sentiments, d'émotions, d'images entre des comédiens inattendus et leur public. Un moment de reconnaissance authentique et irremplaçable. Mais peut-être se demandera-t-on encore si c'est vraiment du théâtre, vraiment de la culture ? Le théâtre, art de la représentation, prend tout son sens en prison, les problèmes d'identité suintent des murs. Y a-t-il une parole plus forte que celle qui ne peut s'exprimer ?

Le théâtre la transforme, quelques instants, en un lieu de jaillissement d'une vérité sensible, et par là même, de culture.

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