TÉMOIGNAGE ATELIER THÉÂTRE INSTANT PRÉSENT
à LA VILLETTE, ÉTÉ 2015

© Rosalie Boistier, 24 juillet 2015

La première fois que j’ai entendu parler du théâtre émancipateur et de la compagnie « Instant Présent », une phrase m’est aussitôt revenue du fin fond de mes lectures anciennes (de Terminale !). Une phrase de Marc-Aurèle, l’ « empereur-philosophe », au chapitre VIII de ses Pensées :

Souviens-toi que chacun ne vit que dans le moment présent, dans l’instant. Le reste, c’est le passé, ou un obscur avenir.

Idée que Sénèque exprime différemment mais de façon tout aussi frappante dans ses Lettres à Lucilius :

Il faut retrancher ces deux choses : la crainte de l’avenir, le souvenir de maux anciens. Ceux-ci ne me concernent plus et l’avenir ne me concerne pas encore.

En d’autres termes, le présent seul existe, et seul il donne à notre vie ses ombres et ses lumières. S’il faut témoigner de quelque chose à propos de l’atelier de la Villette « cultiver l’estime et la confiance en soi pour retrouver un emploi », c’est bien de cette puissance d’invocation du théâtre, et notamment du théâtre social, qui nous ramène en permanence à ce qui se passe « hic et nunc », ici et maintenant.

Concept d’autant plus étrange qu’il devient maître au sein d’un atelier dont le titre semble annoncer une anticipation, une projection future dans l’objectif même qu’il expose : se retrouver soi pour mieux retrouver un emploi. En un mot, penser à son avenir. Précisément ce que refusent les deux citations ci-dessus.

Cependant, loin d’être une contradiction, la finalité de cet atelier rejoint totalement la signification d’ « Instant Présent ». Trouver l’estime de soi, la confiance et par là même, le bien-être, et le trouver au travers de chaque occasion, même si ça ne se réalise qu’à un moment donné de sa vie, c’est se l’offrir pour toute sa vie. Le moment présent englobe la totalité de l’existence, maintenant et peut-être pour après.

Pour ma part, mon rôle s’est cantonné à celui d’observatrice, ce qui s’avéra très différent des autres ateliers auxquels j’ai pu participer. Le fait de rester « neutre » par rapport aux exercices et au déplacement permanent de chacun des participants sur scène, même si celle-ci ne possède pas forcément l’allure austère des salles de spectacles, était une sensation neuve pour moi. Nous étions dans une salle de la Cité des métiers, sans estrade ni plancher noir, mais dont le sol était recouvert d’une moquette d’un vert soutenu, de nombreux sièges et pourvue d’une inscription étonnante marouflée sur les murs : « Celui qui pose une question risque d’avoir l’air bête cinq minutes. Celui qui ne pose pas de questions risque d’avoir l’air bête toute sa vie. » Comme si l’espace était déjà complice de l’esprit de ces deux heures d’échappée belle.

En retrait tout au long de l’atelier (de 17h30 à 19h30), il m’a été plus facile de voir comment chacun pouvait appréhender les différents exercices proposés, comment il était possible d’apprivoiser ses peurs au fur et à mesure que l’on passe sur le plateau ou que les autres passent. Que ce soit de « simples » exercices sur la confiance (en binôme, un aveugle et un voyant, l’un guide l’autre et le guidé faisant confiance au premier) ou des exercices d’improvisations plus ardus comme de partir avec une phrase comme « J’ai descendu les escaliers ce matin. » et de poursuivre en accélérant le débit de parole et surtout en ne sachant absolument pas ce qui va suivre afin de se mettre volontairement en position d’ignorance totale, toutes ces propositions permettent de se délivrer de toutes les conventions, tout ce qui peut empêcher d’explorer autrement sa personnalité, ses capacités de rebondissement face à une situation complexe ou de stimuler son imaginaire afin de ressentir les éléments du quotidien avec poésie et jouissance.

En ce qui concerne l’exercice d’improvisation évoqué juste au-dessus, on en augmente l’intérêt par une autre difficulté, et non des moindres : rajouter à chaque nouvelle phrase un bout d’histoire « décensuré », c’est-à-dire qui ne corresponde nullement à la situation initiale plutôt banale : un individu lambda racontant sa journée qui débute par marcher dans la rue. L’exercice vous arrache irrésistiblement à tous les critères de pertinence et de vraisemblance, vous désenclave de tout ce qui paraît et doit être en temps normal « crédible ». Marcher dans la rue n’empêche pas de se retrouver dans son salon en même temps et qui plus est, en train de marcher au plafond, de jouer à la balancelle avec le lustre ou d’entamer une conversation passionnante avec une fissure en forme de bouche pour ne prendre qu’un exemple. Un platane particulièrement feuillu sur la promenade ne doit pas nous déstabiliser par son apparente banalité, car il peut devenir une nouvelle espèce d’extraterrestre aux antennes vertes et aux racines de pieds biscornues, qu’un pseudo fonctionnaire des espaces verts serait en train de curer avec un balai. De plus, un extraterrestre particulièrement pas doué, qui n’arrive absolument pas à se fondre dans le décor car un arbre en pleine ville, qui pousse sur du béton, c’est plutôt louche. Tout est permis et surtout le droit le plus saint reste celui de se contredire, comme disait Baudelaire.

Si ces stimulations semblent parfois fort complexes, voire complètement infaisables, il en existe d’autres, d’autant plus simples qu’elles se révèlent troublantes en réalité. Le simple fait de regarder son partenaire dans les yeux, de se présenter à lui en annonçant son nom et de retenir celui de l’autre, d’être véritablement présent au bon moment pour réussir à se souvenir de tout ce que l’on a reçu de la personne (couleur des yeux, texture des vêtements, toucher de la main, expression du visage, tics de langage, gestuelle, démarche, attitude face à la rencontre…) n’est pas une mince affaire. C’est d’ailleurs lors de ces moments que l’on aperçoit véritablement les significations du « langage corporel » : crispation de la mâchoire, agitation des mains ou piétinement incessant, regard fuyant ou sourire permanent en barrage des émotions. Émotions toujours présentes, déjà par le biais d’une simple présentation, ce qui nous démontre à quel point un simple contact n’a rien d’anodin. Tous ces facteurs humains, affectifs, émotionnels, toute la réception immédiate que l’on peut avoir de l’autre s’intègrent différemment au travers de ces exercices et de l’analyse à la fois artistique et thérapeutique qu’en fait Gérard Gallego. Participer à l’atelier, se confronter à soi-même et aux autres sur scène fait comprendre tout ce qui se joue personnellement, mais également tout ce que l’on peut faire sentir comme avantages lors d’une recherche d’emploi, dès le premier contact avec l’employeur.

En conclusion, je reprendrais bien volontiers le témoignage de Minka (mars 2015 : http://theatreinstantpresent.org/temoignages-cours-theatre/) remerciant Gérard Gallego de l’avoir sortie de sa « zone de confort », qui s’avère peut-être aussi la zone finalement la plus inconfortable pour soi-même. Cet atelier fait véritablement prendre conscience des atouts et des qualités humaines, bien au-delà de la seule finalité professionnelle.

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