MERCI POUR LES MOTS

© Gérard Gallego, septembre 2007

Je fais partie de ces gens qui ne se souviennent pas qu'enfant puis adolescent, à l’école ou en famille, on leur ait jamais demandé leur avis sur quoi que ce soit d’autre qu’utilitaire.

Le langage était corporel ou verbalement réduit au véhiculaire et au pratique, ignorant sa partie métaphorique et créative.

Après des années de routine orale, la personne peut penser que donner son avis, partager sa perception du monde importe peu.

Elle sent qu’elle fait partie d'une espèce d'ethnie infantilisée dont les frontières spatiales sont limitées aux premiers carrefours de son pâté de maison.

Quitter cet espace, c’est se mettre en insécurité.

J’ai découvert tardivement que l’on pouvait jouer avec les mots comme on joue enfant, à cache-cache, afin de trouver de nouveaux espaces encore inconnus de soi et des autres.

Découvrir que l’on pouvait imaginer reformuler le monde à sa guise fut pour moi une révélation aussi forte que de me pendre par les mains en haut d’une gouttière afin que l’on ne me trouve pas… et tangiblement moins dangereux pour m’approprier un territoire.

Il était donc possible de se sentir libre sans se déplacer physiquement ? Nul besoin donc de tenter le diable.

Le problème de la formulation verbale de ses émotions par le langage est au cœur des ennuis que rencontrent les publics avec lesquels j’ai décidé de travailler.

Peut-on être porteur d’une autre parole qui va être entendue par un public venu pour l’écouter ?

L’image de soi est fondamentale au théâtre, car sans conscience aiguë de ses capacités… comment créer, inventer, avoir prise sur le monde ?

De mon enfance, je n'ai que quelques photos, dont une photo d'identité sur une carte de famille nombreuse pour le bus ou le train, et une autre de l’Éducation Nationale où je pose fier... devant un castelet avec une marionnette-chaussette prémonitoire.

Lorsque j’ai demandé aux gens avec qui je travaillais, détenus, jeunes en errance, combien ils en possédaient, les réponses étaient les mêmes : peu ou pas d’images de leur enfance, peu de représentation de leur innocence. C'est sans doute ce que nous avons partagé : l’absence de mémoire, l'absence d'innocence sont souvent liées à l’économique.

Un grand nombre de personnes avec lesquelles je travaille portent cette fêlure et ces questions. Comment s'exprimer, peut-on avoir le choix ?
Pour elles, la difficulté à formuler des arguments mène à une forme d’agressivité et de révolte où l'emploi du volume sonore et de la gesticulation donnent l’illusion d’être entendu.

Un jour que je buvais un café nocturne à Paris, Nikola un jeune Serbe qui avait participé, cinq ans auparavant, à deux spectacles lors de rencontres européennes m’a reconnu est venu me remercier « pour l’aventure des deux années passées ensemble…et pour les mots ! » Je lui dis « les mots comment ? Comment tu l’écris ? »
Il me répond : « les mots, le langage, tu sais le truc qui fait qu’on peut s’exprimer, dire ce qu’on ressent profondément à l’intérieur de nous-mêmes... pas taper tout de suite quoi ! »

Nikola avait exprimé là un sentiment essentiel au théâtre.
La violence arrive parfois lorsqu’on ne peut mettre en mots ses propres émotions...
Lorsque je crée des spectacles, lors des premières répétitions, j’entends souvent « je sais pas » « j’ai rien à dire », ces phrases fonctionnent comme des passeports périmés qui empêchent les gens de partager le territoire du langage.

L’essentiel, peut-être, de mon travail est de leur faire découvrir que « si, ils savent et qu’ils ont tout à dire »... autrement.

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